I
Sur le perron de l’Hôtel-Dieu, Pichard et Simonet ne contenaient la cohue qu’à grand-peine. Devant eux se pressaient les curieux du quartier – les badauds professionnels qu’ils connaissaient bien – auxquels s’était mêlé un étrange assortiment de belles dames dont ils ne savaient que faire. D’ordinaire, il n’y avait que les poissonnières des Halles ou les marchandes des quatre-saisons pour faire le poireau devant l’hôpital. Mais aujourd’hui, il y avait du gratin et il convenait de ne pas commettre d’impair.
Même l’agent Pichard, dont on vantait le tact jusque dans le bureau du commissaire, ne savait plus quoi faire. Toutes ces élégantes, ça le paniquait. Et si la femme du préfet faisait partie de la bousculade ?
En début de service, pourtant, la journée s’emmanchait à l’idéale à discuter de la dernière Panhard, devant Notre-Dame, au soleil du printemps. Simonet, l’automobile c’était son truc. Et le planton sur le parvis, il n’y avait pas mieux pour palabrer entre collègues.
Et puis, on était venu les chercher pour une intervention devant l’Hôtel-Dieu. Pour commencer, ils avaient relevé un groupe de religieuses, des augustines qui tentaient de canaliser les premières arrivantes. Ils s’étaient installés en faction devant le porche et, le prestige de l’uniforme aidant, ces belles dames avaient rapidement retrouvé leur calme. Elles cherchaient surtout à savoir si c’était bien ici qu’avaient été transportées les victimes de l’attentat. L’attentat ! Le mot impressionnait mais, en gardiens de la paix avertis, ils savaient que d’ordinaire le quidam utilise un vocabulaire exagéré et qu’il convenait d’attendre un avis officiel avant de s’alarmer.
Mais, les heures passant, un curieux chassé-croisé renforça la thèse de l’incident majeur, de ceux qui nécessitent un rapport en trois exemplaires et vous gâchent toute une soirée.
De la gauche vers la droite se succédaient les collègues : des sergents de ville, des agents à bicyclette, puis des hommes par bataillons et même des inspecteurs, un commissaire, des fourgons et quelques automobiles. Tous débouchaient de la préfecture de police et remontaient la rue de la Cité en direction de l’Hôtel de Ville. Le désordre sentait l’improvisation et annonçait quelque chose de grave.
De la droite vers la gauche, à rebours, arrivaient les élégantes. Vu de loin, ils crurent à un défilé de suffragettes qui aurait peut-être expliqué l’excitation policière. Mais, au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient, ils distinguèrent les ombrelles déchirées, les toilettes relâchées et, pour les plus proches, les mines défaites et même quelques joues noircies. Simonet imagina des femmes de mineurs se rendant au Mardi gras et fit une réflexion déplacée.
À mesure que l’attroupement agglomérait les nouvelles arrivantes, les bonnes manières de ces dames semblaient se dissoudre dans la fatigue et l’absence d’informations. Alors, sous leurs yeux, toutes ces femmes de notables se muèrent en une mêlée de harpies qu’il serait bientôt impossible de contenir.
Un grand chapeau de velours, avec une voilette et trois plumes sur le devant, était tombé aux pieds de Simonet et personne n’avait songé à le ramasser. Sa propriétaire, le chignon hirsute, tentait de lui attraper une main ou un pan d’uniforme. Ses amies d’infortune en avaient fait leur fer de lance. Elle braillait dans l’aigu qu’elle voulait voir sa fille, qu’elle devait voir sa fille et qu’on n’avait pas le droit de l’en empêcher. Tantôt elle suppliait, tantôt elle interpellait le couloir derrière les plantons. À tel point que Pichard finit par se retourner, craignant d’y voir le préfet, les mains sur les hanches et le sourcil froncé.
« Mesdames. Vous devez comprendre que nous ne pouvons pas vous laisser entrer », tenta enfin Pichard d’une voix mal assurée.
Aussitôt, son argument déclencha un débat public. « La police ne fait rien ! » « Allez arrêter les assassins au lieu de nous empêcher de veiller nos enfants ! »
Un coup d’œil à la mine affolée de Simonet, et Pichard comprit qu’il devait prendre les choses en main. Il se redressa et tança la cohue d’un air de commissaire.
« La police fait son travail, mesdames, sourit-il à l’excès. Je n’ai pas d’information à vous communiquer pour le moment. Je ne peux que vous demander de patienter encore. »
Il marqua le silence pour bien signifier que le débat était clos. Un dandy en canotier qui n’avait rien à faire là fit retourner les têtes.
« Vos enquêteurs sont des incapables et encore une fois ils n’arrêteront personne ! »
Il prenait le perron de l’Hôtel-Dieu pour une tribune politique.
« Le mitraillage du Bazar de l’Hôtel de Ville, c’est un coup des Chinois de la Horde d’Or. C’est signé ! »
La foule acquiesça en grondant.
Même si la forme du discours irritait leur fibre policière, Pichard et Simonet apprécièrent d’être enfin éclairés sur les raisons de tout ce tumulte. On avait tiré sur des innocentes, à l’arme de guerre, au sortir d’un magasin. Encore un de ces attentats modernes que le nouveau siècle semblait affectionner.
« Et que faites-vous, messieurs de la police ? Vous préférez malmener ces honnêtes femmes que de poursuivre les meurtriers ? La Horde est la honte de la France ! »
Quelques « oui ! » claquèrent, puis des « c’est vrai ! », des « il a raison ! » et d’autres « c’est une honte ! » qui se répondirent comme des bulles à la surface de la foule.
Si c’était vraiment un coup de la Horde, il fallait bien reconnaître que cet homme n’avait pas tout à fait tort. Le Grand Khan et ses Chinois souvent natifs de Belleville ou de la Villette, c’était un abcès sur le sein de la république. S’il n’y avait pas tous ces morts, ça les aurait fait rire dans le fond. Depuis l’Exposition universelle, même chez les truands il fallait donner dans l’exotique. On ne pouvait plus tuer les gens comme avant. Il fallait être à la mode des colonies. Il fallait des salamalecs, des poignards tordus et des bonnets mongols. Mais quand même ! Mitrailler des bourgeoises sur le pas d’un magasin de luxe, ça ne leur ressemblait pas. C’étaient des manières d’anarchistes, pas de voyous.
« Et comme d’habitude, les journaux se tairont et la police classera l’affaire ! »
Le canotier s’envolait dans la contestation tous azimuts. Dans l’élan, il leva le poing comme un bolchevique.
« Les amis du Grand Khan sont partout. Dans la presse, à la préfecture. À l’Élysée ! Vous verrez, mesdames, que dans une semaine l’affaire sera étouffée et on ne parlera plus de nos pauvres victimes. »
Qu’il ait raison ou pas, on ne pouvait plus le laisser pérorer. Simonet ne faisant toujours pas mine de s’émouvoir, il ne restait que Pichard pour endosser la charge du maintien de l’ordre. Et la confusion était telle qu’il n’était plus possible de s’adresser directement au fauteur de troubles. Alors, il posa la main sur le pommeau de son bâton blanc et adopta son regard le plus ferme. Ce bâton, c’était la nouvelle amusoire du préfet Lépine. Il était trop neuf pour savoir s’il fallait l’agiter en l’air ou cogner avec. Il préféra le laisser à sa ceinture.
« Calmez-vous ! Reculez ! »
Mais ses braillements glissaient par-dessus les chapeaux qui ne l’écoutaient plus.
« Entrez, mesdames, ils ne nous arrêteront pas ! »
Le canotier venait de franchir un nouvel échelon. La foule enrubannée s’élança.
« Ce ne sont pas deux hirondelles et une poignée de nonnes qui vont nous arrêter ! »
Comme attirée par la provocation, c’est ce moment que choisit la voiture de l’évêque pour entrer en scène.
Monseigneur Grabeuf s’attarda sur le marchepied du fiacre. Il aimait ainsi figer l’instant afin d’offrir à chacun l’occasion de goûter l’atmosphère. La masse des élégantes s’était figée dans son élan. Les visages essoufflés se tournaient vers le prélat.
« Eh bien, que se passe-t-il ici ? Me laissera-t-on entrer ? »
Il signa sa phrase d’un gloussement bonhomme, comme s’il découvrait un chahut d’étudiants. Avec ses sourcils touffus et son souffle d’obèse, cette signature apaisante rassurait les ouailles.
« Laissez passer monseigneur ! » aboya Simonet qui avait retrouvé son amour-propre.
Les dames formèrent un passage jusqu’au porche. L’évêque avança doucement, mesurant son effet. Derrière lui, un échalas en soutane s’était extrait de la voiture trop petite. Il feuilletait l’agenda de monseigneur, guettant l’instant où il pourrait récapituler l’organisation des audiences du soir. Mais il savait qu’il ne devait pas déranger. Le patron n’appréciait rien mieux que ces bains de jouvence parmi les rubans colorés et les essences de fleurs.
« Le drame qui vous touche aujourd’hui émeut l’ensemble de notre communauté parisienne », clama l’évêque en marquant la pause au milieu de la phrase.
Des deux côtés de l’allée, des yeux cernés de chagrin ou de colère attendaient le réconfort. Grabeuf fit deux pas et tendit un peu les bras comme il l’avait vu faire au théâtre.
« Je suis venu vous retrouver, mesdames, dès que j’ai eu connaissance de ce crime odieux qui a frappé vos sœurs, vos mères, vos filles. » La phrase lui était venue dans la descente de la rue Saint-Jacques et il trouvait qu’elle convenait fort bien.
Il avança encore. Sans ses lunettes, il dut attendre d’être au beau milieu de la foule pour distinguer ses diocésaines. Mme de Frémioncourt, la veuve du juge Pompignac, le charmant minois de la fille du docteur Malicorne. Il se sentit instantanément à l’aise au sein de cette compagnie avec laquelle il buvait encore le thé deux jours avant. Il allait même sourire lorsqu’il devina une manche déchirée, une coiffe avachie, puis un œil poché qui le pétrifia. En un éclair, il vit les jours qui l’attendaient. Les enterrements en grande pompe, les visites en banlieue, les prières du souvenir. Il y aurait des veufs de haut rang, des bons repas et des liens importants à nouer. Il durcit les traits.
Juste devant lui, une dame qu’il ne reconnut pas lui saisit la main avec douceur. Elle n’avait plus aucune force et tremblait un peu.
« Monseigneur Grabeuf, laissez-nous entrer avec vous, s’il vous plaît », implorait-elle.
Depuis combien de temps étaient-elles ici ? Il avisa les deux agents de la paix qui barraient la porte.
« Allez-vous donc faire entrer ces dames ? » ordonna-t-il en pressant le pas.
Pour Pichard et Simonet, la séparation de l’Église et de l’État restait une notion toute théorique. Et trop récente. Un évêque devait bien se situer quelque part au-dessus d’eux dans la ligne hiérarchique. Ils s’effacèrent sans hésiter. Monseigneur Grabeuf, entre ces deux gardes suisses improvisés, se retourna face à la foule.
« Entrez, mesdames. Je demanderai aux sœurs qu’elles vous préparent une soupe. »
Un joli visage du premier rang, auquel les larmes conféraient une certaine beauté, profita d’un moment de silence : « Ma sœur est morte aujourd’hui, devant le magasin. Alors je voudrais voir le père Joseph. »
Joseph ! L’évêque leva un sourcil. C’était comme un ulcère qui gâche un bon repas. Quand on a monseigneur Grabeuf, pourquoi demander un foutu séminariste ? Et pourquoi ce Brutus devait-il toujours gâcher la fête ?
« Dites au père Joseph de veiller sur nos morts ! »
Maintenant, c’était parti. Il aurait dû s’y préparer, c’était tellement inévitable.
Joseph ! Le nom s’était envolé et bondissait de lèvres en lèvres. Il enflait, se multipliait, encerclait le gros évêque qui feignait encore de ne pas l’entendre.
Saint Joseph ! Avec toute cette fatigue et cette détresse, la digue avait lâché et c’est comme si les bourgeoises scandaient maintenant la première page du Petit Journal : Saint-Joseph-des-Morts !
L’évêque écarta les bras. Réflexe de messe, toutes les dames se turent. Celles qui s’étaient assises au bord du trottoir se relevèrent.
« Le père Joseph est à l’intérieur, mesdames. Il se tient bien sûr au chevet de vos proches. Je joindrai mes prières aux siennes pour recommander à notre Seigneur le repos éternel pour l’âme de nos défunts. »
Le soulagement était palpable. Comment ce jeune séminariste avait-il réussi cela ? Il n’était même pas encore prêtre. À première vue, ce petit était une bénédiction pour le diocèse, la Bernadette Soubirous de Notre-Dame. Mais cette façon qu’avait son seul nom de ramener la sérénité sur ces visages endeuillés, c’était blessant. Monseigneur Grabeuf se bâcla un sourire de circonstance, pivota et hâta le pas.
Comme il passait le porche, un dernier « Saint-Joseph-des-Morts ! » l’atteignit dans le dos.
Dans le couloir qui menait à la morgue de l’hôpital, son secrétaire le rattrapa.
« Monseigneur, permettez-moi de vous rappeler que le dîner de monsieur le maire débute à huit heures à l’Hôtel de Ville.
— Alors, il est maintenu ?
— Oui. Les services de la voirie auront effacé les traces de l’attentat.
— À la bonne heure ! »
Loin des regards, il recouvra sa mine satisfaite.
« Il ne reste que quarante minutes, monseigneur. »
L’évêque savait que cette entrevue improvisée tracassait son secrétaire. Mais il ne pouvait laisser Joseph seul au milieu de cette crise. Il devait garder le contrôle. C’était un problème de discipline, rien de plus. Ce petit, il l’avait accueilli à l’âge de huit ans. C’était comme un fils. Un fils qui doit respecter son père. Déjà à l’époque, son histoire avait fait pleurer toutes les augustines. Et aujourd’hui, saint Joseph était devenu un charbon ardent qui faisait la couverture des journaux. Pourtant, il sentait bien que ce petit pouvait faire la grandeur de l’évêché. Il suffisait de bien le prendre. Une fois ordonné prêtre, il rentrerait dans le rang. Il n’aurait pas le choix. C’est le Vatican qui fait les saints, pas les journalistes !
Il descendit trois marches et pénétra dans la morgue.
La salle était composée comme un Rembrandt. Il faisait sombre. Seules quelques lampes à pétrole réchauffaient la scène. Au fond, les religieuses glissaient entre les hautes tables trop rapprochées. Le frottement de leurs robes de gros drap créait une ambiance de blanchisserie ponctuée des coups de gong étouffés de leurs lourds seaux de javel. Comme l’ombre, le silence est de règle auprès des morts. Personne n’aurait songé à élever la voix dans un tel cocon.
On avait rapporté de grandes tables en bois de l’étage. Les victimes du mitraillage dépassaient de loin le quota des décès journaliers. Ces femmes de tous âges reposaient au milieu du ballet des religieuses. Nombre d’entre elles n’avaient même pas goûté au confort d’un lit d’agonie et étaient arrivées directement ici, sur leur planche de chêne. Il s’agissait de préparer les corps avant leur présentation au public. La presse ne manquerait pas de venir demain. Un journaliste de L’Excelsior, même, prendrait des photographies. Alors ici on masquait une tache coagulée sur un jabot de dentelle. Là, on fixait un bonnet sur un enfoncement mal placé. Toutes ces élégantes fauchées au pas d’un magasin chic donnaient au lieu un air de salon de beauté.
Mais à mieux y regarder, le point focal de toute cette composition, c’était lui, le seul homme de cette société de femmes. Malgré l’affairement général, pas une sœur ne le quittait des yeux. Derrière un détachement tout professionnel, elles épiaient le prodige. Un peu sur la gauche, doucement penché sur le visage d’une morte, se tenait Joseph. Il avait remonté les manches de sa soutane. Dans tout ce noir, la blancheur de ses avant-bras fascinait. La tignasse décoiffée, des restes d’encre sur les mains, un lacet défait, on aurait pu voir un romantisme calculé là où il n’y avait que la négligence d’un jeune séminariste. Car toutes savaient que derrière la désinvolture se cachait le véritable miracle de ce que Joseph s’apprêtait à faire. Le miracle quotidien de la morgue de l’Hôtel-Dieu. L’émerveillement ordinaire qu’il leur offrait chaque fois.
L’évêque entendit derrière lui feuilleter les pages de l’agenda. Il sentit son secrétaire sur le point de parler et le coupa d’un geste autoritaire. Il fallait regarder. Il voulait voir encore une fois. Il pourrait se retrouver un jour avec une commission de théologiens du Vatican sur les bras. Et ça serait à lui de défendre le dossier de saint Joseph. Alors, pas question de se faire berner par un canular d’adolescent. Il observa la scène comme s’il avait devant lui Houdini en personne.
Le regard fixé sur les paupières closes de la jeune fille, Joseph semblait méditer. Mais il écoutait.
« … ce qui m’embête, c’est que maman ait survécu. Ce n’est pas très charitable de penser cela. Je sais. Mais avouez que ce n’est pas juste ! Nous faisions les courses pour une garden-party à l’anglaise que l’on devait tenir dimanche, à Rambouillet. Ce n’est pas de chance. Alors que maman traînait à l’intérieur parce qu’un commis s’était trompé dans l’adresse de livraison, je m’étais précipitée dehors. Nous n’avions pas pu nous accorder sur le choix d’un grand plaid pour le pique-nique et j’étais excédée. La rue était ensoleillée. Mais les deux grosses voitures étaient déjà là. Et je pense n’avoir entendu qu’une seule ou deux détonations avant de perdre connaissance. Je me souviens juste d’une vive douleur. Comme une rage de dents. »
Joseph baissa les yeux. La partie droite de la mâchoire de la jeune fille avait été emportée. Par une balle sans doute. Une munition de guerre à en juger par les dégâts. Les sœurs n’étaient pas encore passées. Il faudrait arranger cela avant le photographe. Dans un gâchis de chairs séchées, il aperçut l’émail d’une dent. Il pensa à une fève perçant la frangipane puis retourna à sa confession d’adolescente.
« … c’est malheureux à dire mais maman a tout eu. Et moi, rien. Elle va porter mon deuil. Un an, moins peut-être. Puis quand elle sentira que c’est redevenu convenable, elle reprendra les parties de cartes, les déjeuners sur l’herbe et les salons philosophiques. Son notaire la couvrira de cadeaux pour la consoler. Je n’ai jamais apprécié le deuxième mari de maman. »
Dans son monologue, elle fixait Joseph mais ne semblait pas le voir. Ses yeux sont jolis, se dit-il. Un marron très clair, presque beige. Sable. Il faudra qu’elle emporte cette couleur au paradis, ce serait dommage de l’oublier.
« Je suis sûr que votre maman vous aime », intervint-il. Quelle platitude ! Il aurait pu trouver mieux, mais toutes ces mortes l’avaient épuisé. C’était ça, le métier de curé qui l’attendait. Écouter et écouter encore, malgré la fatigue, malgré l’habitude. À combien de ces défuntes avait-il parlé aujourd’hui ? Toujours la même histoire, la même vie légère arrachée par une balle de laiton. Mais pour cette fille, couchée devant lui, cette mort était unique. C’était sa mort, sa mort à elle. Quand un prêtre célèbre trois mariages dans la même journée, il tâche de garder le sourire jusqu’au troisième. C’est cela aussi le sacerdoce.
Mais aujourd’hui, Joseph en était à sa douzième victime. Tu parles d’une sale journée ! Et puis, écouter, c’est autrement plus difficile que de bénir des alliances et dire un mot gentil à la famille. Il avait lu qu’un docteur Freud, un Autrichien, avait élevé l’écoute au rang de science. Il affirmait qu’en laissant simplement les gens parler, on les aidait à extirper du fond d’eux-mêmes les sales souvenirs et les pulsions répugnantes. Comme un égoutier décrasse un conduit. Joseph, il faisait un peu cela aussi. Mais avec les morts. Un nécropsychiatre, pourrait-on dire. Ça sonnait mieux que curé.
« … alors, si je suis morte, je vais peut-être revoir papa. Comment pourra-t-il me reconnaître ? Il nous a quittées quand j’avais six ans. Et que vais-je lui dire ? Lui qui aimait tant maman. Il ne sait pas qu’elle est remariée. Je devrai lui cacher la vérité pour ne pas lui faire de peine. Mais peut-on mentir au Paradis ? »
Elle s’arrêta. Ses yeux si charmants se voilèrent.
« Car je suis bien au Paradis, n’est-ce pas ? »
Joseph lui prit la main. C’était celle d’une poupée de porcelaine mais il essaya de la réchauffer un peu. Il approcha son visage comme s’il allait dire un secret.
« Où êtes-vous ? Qu’y a-t-il autour de vous ? »
Il y eut un silence. Joseph imaginait qu’elle tournait la tête et regardait autour d’elle. Sans doute n’avait-elle pas encore pensé à le faire.
« J’entends des cris, parfois, au loin. L’air sent la vieillesse et l’oubli, la poussière et la cendre. Les dames qui sont parties avec moi tout à l’heure m’ont laissée seule. »
Elle ralentit, songeuse. Elle prit une profonde respiration, de celles que prennent les enfants pour retenir leurs larmes. Mais elle ne les retint pas. Et elle pleura.
« Vous ne devez pas avoir peur. »
Joseph avait écarté une mèche de son front marbré de bleu et massait doucement sa tempe du bout de son pouce. Elle ne pouvait pas sentir sa caresse, il le savait, mais il se dit qu’elle la devinerait dans le son de sa voix.
« Regardez le monde autour de vous. Ne le craignez pas. C’est votre réalité maintenant. Parlez-moi de ce monde. Dites-moi à quoi il ressemble. »
Le même silence, ponctué de ses reniflements d’enfant. Trop jeune pour ne pas obéir à un homme en soutane, elle reprit : « Je suis toujours sur le trottoir. Devant le magasin. Je regarde le ciel. Il est lumineux mais il est gris, comme un ciel de cinématographe. Un balai danse autour de moi. Il doit effacer les dernières traces de la fusillade. Il me frappe un peu à chaque passage. Mais je n’ai pas mal. Je me sens effrayée, dit-elle après un instant de réflexion. C’est stupide, n’est-ce pas, parce que je n’ai plus à craindre la mort. Je me demande où je suis. Quand on monte au ciel, on ne doit pas rester couchée au milieu de la rue. Car je suis bien montée au ciel, n’est-ce pas ? Je vais bientôt revoir papa. N’est-ce pas, mon père ? »
Mon père. Elle avait le même âge que lui. Il soupira en regardant la croix de bois qui pendait de son cou de curé comme un pendule au-dessus de cette morte. Les larmes étaient revenues. Elles s’écoulaient des beaux yeux couleur de sable jusqu’à la sale blessure qu’elles faisaient suinter. Joseph eut pitié d’elle. Regarde-la, se dit-il, elle sort à peine de l’enfance. Elle n’est pas prête, c’est évident. Mais elle ne peut plus revenir. Si seulement il pouvait lui parler encore, l’aider un peu plus qu’avec ces quelques mots. La pauvre petite, la voilà seule maintenant. Il se vit lui-même couché sur cette table de chêne. L’angoisse le submergea. La peur de la solitude, la peur du noir. Les doigts qui cherchent ceux de maman. Il sentit ses propres yeux s’embuer. Il serra davantage la main dure du cadavre.
« Ta route ne s’arrête pas ici. Pense aux tiens et aime-les comme ils t’aiment. Tu peux encore être charitable, honnête et généreuse. Pour les autres et pour toi-même. N’aie pas peur, tu es libre à présent. »
C’étaient les paroles de sa mère. Aucune autre ne lui était venue à l’esprit.
« Ce que vous dites là n’est pas très orthodoxe ! »
L’évêque avait saisi le bras de Joseph avec son habituel gloussement, celui qui adoucit le propos. Joseph se frotta les cheveux. Il regarda les paupières closes de la morte. Il eut presque envie de les relever pour contempler encore ses beaux yeux. Mais il savait que, quelques heures après le décès, les paupières perdent leur souplesse. Au mieux, il aurait découvert un regard sec et voilé.
Grabeuf l’avait pris par l’épaule. Il leva la tête. Les religieuses avaient interrompu leur travail pour mieux apprécier le tandem. La journée terminée, elles étaient en train de recouvrir chaque corps de son linceul, pour la nuit. Consciencieusement, elles bordaient ces belles dames. Leurs grands draps encore dans les mains, taches de frais dans cette exposition de cadavres, elles contemplaient les deux hommes avec tendresse.
Joseph les regarda. Il les crut sur le point d’applaudir. Il pivota la tête pour sourire à chacune. Il vit une douzaine de mères fières de leur fils. Des femmes qui l’avaient nourri, qui avaient chanté pour l’endormir, qui avaient été sévères quand il le fallait et qui aujourd’hui savouraient ce qu’il était devenu.
Grabeuf lui serra l’épaule.
« Mes sœurs, votre Joseph sera prêtre dans juste une semaine ! »
Il y eut des gloussements. Joseph sourit à nouveau. Leur joie était une récompense. Il ne sut pas quoi dire. Il n’avait pas le talent de l’évêque pour les bons mots. L’étreinte du gros homme le fit s’enfoncer un peu plus dans son flanc moelleux.
Il était chez lui ici. Cette salle sombre et cette odeur de désinfectant, toujours la même, et ce subtil arrière-goût de cadavre. Il avait l’impression qu’il était né avec cette odeur, qu’il l’avait sentie avant que ses yeux ne voient. Il plaignait ceux qui ne savaient plus apprécier le fumet de la mort. Un arôme animal. Les chiens se roulent bien dans les charognes pour s’en parfumer. C’était son odeur. C’était l’odeur de sa mère.
Sœur Solange s’approcha. Elle était l’austère de la bande, ce qui rendait son sourire si précieux. Elle avança une histoire de soupe chaude qui attendait en haut. Mais l’évêque déclina et Joseph comprit que le moment de la leçon de morale était venu. Encore les tirades paternalistes, encore les obligations, encore le rôle à jouer. Joseph jeta un coup d’œil au secrétaire de l’évêque. Il avait son âge sans doute et il était tout ce qu’il ne voulait pas être. Les augustines emportèrent le gringalet dans une ambiance de sortie d’usine. Le chahut disparut dans le couloir et, comme sœur Solange fermait la porte, la chaleur quitta la pièce.
Cette fois-ci, Grabeuf avait choisi la flatterie.
« Mes diocésains vous apprécient, Joseph. Savez-vous que dehors les familles de l’attentat réclament votre nom ?
— Je ne leur ai rien demandé.
— Joseph… Vous êtes au service de ces gens. C’est votre sacerdoce. Et quel sacerdoce ! Voyez comme ils vous aiment. Entendez-les, de grâce ! Rendez-leur cet amour. Dans une semaine, vous serez prêtre, Joseph !
— Oui. Je le sais. » Il dit cela sans émotion. C’était un fait, une ligne de son calendrier.
« Qu’est-ce qui vous tourmente ? N’avez-vous pas tout pour être heureux ? Vous êtes célèbre, vous êtes jeune, vous êtes aimé.
— Mais rien ne me tourmente. Je veux seulement qu’on me laisse travailler. »
Grabeuf fit un pas en arrière comme pour se dégager d’un cul-de-sac. Il se redressa et parcourut du regard les linceuls alignés.
« Quelle tragédie, n’est-ce pas ? Toutes ces âmes fauchées. Ces femmes enthousiastes massacrées par ces barbares. Qu’est devenu Paris ? » Il avait déclamé ces derniers mots comme un classique du répertoire, le regard perdu. Il affecta un air apaisé et termina sa tirade : « Enfin… elles reposent en paix désormais.
— Vous vous trompez. Vous les connaissez pourtant, les tourments de l’âme. C’est votre métier ! La jalousie, le regret, l’envie, le remords, l’orgueil, toutes ces sales taches que l’on recouvre par des beaux costumes et des robes à dentelle. Vous les connaissez tellement bien, ces démons, que vous déployez une armée de curés pour les combattre. Alors on rassure, on cajole, on promet. Et on promet quoi ? La vie éternelle, le repos de l’âme ? Le bel attrape-nigaud ! Et pourquoi tous les problèmes de ce monde s’arrêteraient-ils aux portes du trépas ? Quel horrible mensonge que ce requiem aeternam. Regardez ces femmes ! Aujourd’hui, elles sont parties traînant derrière elles leurs pleines valises d’angoisses et de rêves perdus. De quoi occuper leur éternité, je vous assure ! Elles n’auront pas plus le droit à la paix que vous et moi. Mais vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. Pour vous, le contrat est terminé. Vous ne les voyez plus, vous ne les entendez plus. Le bon Joseph n’a qu’à se débrouiller !
— Joseph. Vous ne semblez pas comprendre comme votre discours peut être effrayant. C’est pour cela que je tenais à vous parler ce soir. Vous êtes un prêtre de l’Église. Ce n’est qu’une question de jours maintenant. Vous êtes jeune et vous devez affronter une célébrité que peu d’hommes mûrs sauraient dompter. Vous êtes en première page des journaux, la foule devant l’hôpital scande votre nom. Mais vous ne devez pas oublier que vous portez le message de l’Église. Demain, une nouvelle fois, à l’occasion de cette abominable tragédie, des journalistes viendront ici. » Il ralentit. Cet embarras soudain montrait qu’il arrivait à l’essentiel.
Mais l’esprit de Joseph, fatigué par la journée, flânait dans la pièce. Là-bas, sur le bureau du fond, c’était le cahier qu’il griffonnait quand sœur Henriette était entrée en trombe avec la première victime de la fusillade. C’était son calepin d’observations. Son outil de travail. Le carnet de bord de Darwin sur le Beagle. Il soupira.
Là-bas, c’était le chiffon avec lequel on avait rafraîchi cette pauvre femme qui avait suivi son amie jusqu’ici. Quand elle avait compris qu’elle ressortirait seule de ce sous-sol macabre, elle s’était emportée et avait griffé au sang sœur Blanche, qui n’en avait rien dit. Elle semblait sur le point de tout casser quand elle s’était effondrée comme une masse. Les sœurs l’avaient transportée en haut, dans une chambre, mais ce chiffon était resté là.
L’hésitation de l’évêque rappela Joseph à la réalité de leur discussion. Il raccrocha son attention aux deux gros sourcils contractés. « Vous savez ce que sont les journalistes, Joseph. Non, vous ne savez pas ! Demain, ils ne recopieront pas docilement ce que vous leur direz. Ils écriront ce que leurs lecteurs veulent lire. Ce que les chacals veulent bouffer. » Il eut une moue dégoûtée. Pour un gourmand, l’image était forte. « Aussi… » Il marqua une dernière pause. On y était. « Aussi, je préférerais que, demain, vous ne les rencontriez pas. »
Joseph explosa. « Et pourquoi ? Je ne suis plus votre petit orphelin docile, monseigneur Grabeuf ! Je ne suis plus votre singe savant ! Vous avez exhibé les dons d’un enfant et, maintenant qu’il parle, vous le bâillonnez ! J’entends les morts, vous rendez-vous compte ? Les morts qui souffrent et qui implorent mon aide. Alors pourquoi ne pourrais-je pas simplement être le porte-parole qu’ils veulent que je sois ? Je ne veux pas passer ma vie à prêcher l’ignorance. Les paroissiens de Notre-Dame ne peuvent-ils pas recevoir les appels de leurs disparus ?
— La mission de l’Église, la vôtre désormais Joseph, est de transmettre la parole de Dieu. L’Église n’est pas un service de courrier entre les vivants et les morts.
— Qui êtes-vous pour me dire ce que je dois faire de ce talent dont Dieu m’a fait don ? Vous êtes-vous demandé pourquoi il m’a choisi et pas vous ? » Joseph n’avait pas voulu dire cela. L’écho de ses propres paroles l’indigna autant que l’évêque. Mais après tout, depuis le temps qu’il le pensait, il n’était pas mécontent de l’avoir enfin dit.
« Oui, Joseph. Interrogez-vous sur les raisons du Seigneur. Croyez-vous qu’il vous ait fait ce don pour que votre portrait paraisse en première page du Petit Journal ? Les gens, dehors, vous appellent saint Joseph. Réfléchissez à ce que vous devez faire pour mériter ce titre. Le mérite-t-on jamais ? »
Joseph se tut. L’évêque aussi. Le gros homme avait du métier. Il savait parfaitement laisser au silence le soin de poursuivre l’ennemi en déroute. Joseph le regarda faire quelques pas lourds entre les hautes tables. Dans la pénombre, la flamme des lampes à pétrole faisait scintiller les perles de sueur sur son crâne chauve. Joseph se souvint qu’il lui devait tout et regretta ses paroles. Son obésité le rendait attachant. Il ne pouvait pas s’empêcher de bousculer les tables sur son passage. Un cochon d’Inde dans une maison de poupée. Ses habits d’évêque n’impressionnaient pas Joseph comme ils impressionnaient les autres. Il se dit que, malgré tout, il avait comme une famille à l’Hôtel-Dieu. Une drôle de famille.
Grabeuf revint vers Joseph. Par-dessus le drap blanc, il posa la main sur la tête de la jeune morte. Il n’y avait aucune tendresse dans ce geste. Il aurait tout aussi bien pu caresser le bois de la table.
« Elle vous a parlé, n’est-ce pas ? » Il avait ralenti comme s’il se résignait mot après mot, faute d’avoir trouvé un meilleur vocabulaire.
« Elles m’ont toutes parlé », répondit Joseph. L’évidence de la réponse le fit sourire.
« Bien sûr. Et qu’est-ce qu’une morte peut bien vous raconter ?
— Ça, c’est le secret de la confession.
— Vous parlez à un spécialiste, Joseph ! D’abord vous n’êtes pas encore curé et cette personne est décédée depuis plusieurs heures. Mais je comprendrais que vous ne vouliez pas trahir sa confiance.
— Non, c’est juste une jeune fille qui a des problèmes de jeune fille. Et la mort n’y change rien. Elle déteste sa mère et rêve de retrouver là-haut un père disparu qu’elle a idéalisé. Le docteur Freud appelle cela l’œdipe. » Grabeuf repoussa l’idée de la main comme on chasse une grosse mouche. Joseph le défia du regard.
« Que croyez-vous ? Cette jeune fille n’a pas fini d’affronter les problèmes de son âge. Sa personnalité n’est pas bien dégrossie et elle n’a pas encore trouvé sa place dans la société des hommes. Elle doit mûrir, tout simplement.
— Elle ne mûrira plus, Joseph. Elle est morte.
— Mais non, elle vit encore. Et pour l’éternité maintenant. Pourquoi ne croyez-vous pas vous-même ce que vous racontez à vos fidèles le dimanche ?
— L’avez-vous vue parler ? Avez-vous entendu sa voix ?
— Je vois et j’entends les âmes. Je vois les regards. J’ai vu les larmes de cette jeune fille couler sur sa joue blessée.
— Était-ce bien elle ? Êtes-vous bien sûr que ce n’est pas votre propre âme qui se reflète sur ces visages inertes ? Moi aussi j’ai lu les articles de votre bon docteur Freud. Que croyez-vous ? Et il relate des expériences bien plus troublantes que la vôtre.
— Alors vous aussi, vous ne croyez que ce que vous voyez ? Ah, c’est facile de croire toutes ces belles abstractions que vous sortez de vos livres de messe ! Moi, je vous demande juste de croire à la réalité, à la mort comme elle est et comme je la vois. En fait, vous ne m’avez jamais cru. »
Il avait parlé doucement. Il voulait que l’évêque comprenne l’étendue de la colère que cachait sa résignation. Il aurait voulu que le prélat prenne son dédain comme une gifle, mais Grabeuf gardait sa bonhomie vissée au visage. Il avait fallu sans doute des années au gros homme pour emmurer sa foi contre les assauts du doute. Combien en faudrait-il pour qu’il accepte la réalité de Joseph ?
L’évêque se fit doucereux. Il parlait maintenant comme les infirmières du quatrième parlent aux enfants incurables. « Si. Je crois en vous, Joseph. Je crois que vous aimez sincèrement les morts et que vous souhaitez les aider. Je crois que toutes ces familles ont besoin de votre amour et qu’en cela vous êtes indispensable, Joseph. Et je crois enfin que, par-dessus ce si bel amour, le miracle est un vernis qui n’est peut-être pas nécessaire. »
Joseph savait qu’il n’était pas d’accord. Il savait que Grabeuf se trompait. Il cherchait pourtant les artifices dans le réquisitoire de l’évêque, mais il lui manquait quelques années de joutes verbales. Il lui manquait les bottes secrètes. Il était une jeune recrue de la troupe face à un d’Artagnan au sommet de sa forme. L’œil brillant, Grabeuf finissait de savourer ses arguments comme on suce un os bien gras. Joseph avait besoin de réfléchir, loin de cet homme. Il tenta de gagner le temps de la réflexion. « Ai-je inventé les conflits de cette fille avec sa mère ? Et tous ces détails que racontent les journaux ? Comment aurais-je pu les connaître sans en parler avec mes morts ?
— Vos morts ! Vos morts ! » vociféra l’évêque.
Joseph n’écouta pas la suite. C’était comme un jeu. Il avait mal joué. Il avait perdu la manche. Il comprenait comme cette dispute l’éloignait de son tuteur. Il replaça le drap froissé. Il sentit sous sa main le visage de la morte. Vers le bas, ses doigts s’arrêtèrent sur le fatras de la mâchoire brisée. Il se sentait tellement plus proche d’elle. Il se releva et, lui aussi, fit quelques pas. La grande pièce l’apaisa. Il n’entendait le palabre qu’à travers une couche de feutre. Cet homme n’était pas son ennemi. C’était le bon monseigneur Grabeuf, le père qui l’avait recueilli. Il ne voulait plus que cette discussion continue. Il était fatigué.
Son regard se posa au fond de la salle, sur un corps à l’écart. Le petit Marcel sur sa civière. Il était recouvert d’une grosse couverture. De celles que les sœurs utilisent quand la décomposition rend le cadavre trop odorant. Il repensa à ses affaires, celles d’avant l’attentat, à son cahier sur le bureau. Il était tard, les religieuses étaient sans doute au réfectoire. C’était le moment idéal pour discuter avec son petit protégé. Il était temps que l’évêque s’en aille.
Le silence revenu, Joseph tenta de conclure par une bravade qu’il lâcha avec un sourire : « C’est vous qui avez fait de moi ce que je suis et le prêtre que je serai dans une semaine. Et pourtant, vous êtes le seul à ne pas me croire.
— Parce que vous pensez que les journalistes vous croient ? Pour eux, vous êtes un fait divers, Joseph. Un phénomène de foire. Vous ne comptez pas plus qu’un faiseur d’horoscopes. Vous donnez juste de la valeur au papier. Je veux vous aider en vous montrant le chemin de la foi. Elle orientera vos talents, elle les tournera vers les hommes. »
L’escogriffe vint enfin sortir Joseph de ce labyrinthe. La porte s’entrouvrit. Dans le rayon de lumière, la tête maladroite du secrétaire s’excusa plus que nécessaire.
Par habitude, l’évêque lui cria qu’il ne voulait pas être dérangé. Ce coup de colère gratuit l’apaisa un peu. C’était cela aussi, le rôle du secrétaire de monseigneur.
« Il a raison. Il faut que je parte. Monsieur le maire ne doit pas attendre. Même pas un évêque. » Puis il gloussa encore. C’était sa ponctuation. Il saisit les deux épaules de Joseph et le regarda avec une tendresse qui semblait vraie. Une discussion avec l’évêque ne pouvait pas se terminer sur un désaccord.
« Je vous fais confiance, Joseph. Je ne repasserai pas demain. Je vous fais confiance. » Disait-il la vérité ? On verrait bien demain. De toute façon, il avait des dizaines d’yeux ici. Deux par religieuse. Il n’avait pas besoin de venir. Et cette manière d’affecter la confiance pour mieux appuyer son ultimatum, c’était tellement dans son style.
Grabeuf n’attendait pas de réponse. Il embrassa Joseph. Le contact d’une barbe de fin de journée le fit sursauter. Il traversa la longue salle entre les mortes au garde-à-vous. Puis il passa la porte sans se retourner. Un bon acteur soigne ses sorties, pensa Joseph.
« Enfin seuls ! » L’écho de sa voix sur les murs de la grande salle était un délice. Joseph contempla les douze corps immobiles.
« Quelle journée ! Quel désordre ! » Elles ne lui répondraient pas. Pas comme cela. Mais il était heureux de leur parler.
« On ne va pas pleurnicher, n’est-ce pas ? La vie continue ! » Il se dirigea vers le petit bureau. Il saisit le cahier et en tapota gaiement la couverture.
« Je vais vous faire une confidence, mesdames. Ce matin, vous avez quitté notre monde de larmes et vous êtes nombreuses à m’avoir confié votre chagrin. Mais il ne faut pas que vous soyez tristes ! Croyez-moi, vous avez eu de la chance de mourir aujourd’hui ! »
Il feuilleta son cahier et exhiba un tableau qu’il avait tracé bien droit à la règle et à l’équerre, comme si elles avaient pu le voir.
« De la chance, oui ! Regardez ici ! Dans deux jours, c’était l’enfer du purgatoire ! »
Il s’était arrêté. C’était idiot. Elles ne comprenaient pas et il ne faisait que les tourmenter davantage. Et pourtant, il aurait tant aimé leur communiquer cet espoir.
Il s’approcha d’une lampe et chercha à s’imposer un peu de sérénité. Plus que deux jours, j’en suis sûr, pensa-t-il. Une bouffée de fierté lui picota le dos. Il serait un grand scientifique. Il le savait. Peu importe quand, mais il le serait. Il y avait sa vie de curé, sa vie de saint Joseph. Et il y avait la vie qu’il couchait dans ce cahier, la vraie. Celle qui resterait à la postérité. Il se tourna vers le petit Marcel, le cahier sous le bras, le buste droit. Il était le docteur Sterbing. Devant lui, la civière en fer et une forme sous la couverture. Un enfant qui joue à cache-cache. Il le découvrit sans ménagement.
« Tu as encore trop mangé, Marcel ! » Le ventre de l’enfant semblait sur le point d’éclater. Sa peau grise et distendue remontait son chandail. Il observa le nombril qui formait une bulle obscène. Il n’osa rien toucher.
« Ne te relâche pas, Marcel, ou les sœurs ne pourront plus te garder. »
Joseph pouvait blaguer. Marcel se souciait peu de son propre cadavre. C’était un enfant et il savait rire de tout. Et puis tous les médecins savent qu’une consultation sérieuse commence par une plaisanterie.
Voilà deux semaines qu’on le gardait là. Joseph avait obtenu l’indulgence des sœurs parce qu’elles aussi, elles l’aimaient bien, Marcel. Et puis, malgré la pourriture, elles ne se résignaient pas non plus à le voir partir pour la fosse commune. Mais ça ne durerait plus longtemps.
Au début, ce gosse des rues avait échoué au quatrième, au rayon des histoires tristes, chez les incurables. Mais son fonds joyeux avait résisté aux germes et Joseph s’en était fait un ami. Il avait pris l’habitude de monter le voir plusieurs fois dans la journée. C’était sa récréation. Marcel attendait le rendez-vous et exigeait les meilleures histoires de son complice en soutane. Ils les nommaient les « Chroniques de la morgue » en riant de leur impertinence. Son esprit d’enfant trouvait d’ailleurs fort naturel que l’on puisse parler aux morts. Et il se réjouissait à l’idée de pouvoir continuer à voir Joseph. Même après.
Ces discussions lui avaient apporté une sérénité que les infirmières appréciaient. Aussi restèrent-elles compréhensives, même quand Joseph et Marcel organisaient ce qu’ils appelaient l’Expédition. Le mot faisait briller les yeux du gosse, pour qui le seul voyage avait été d’être amené ici.
Quand il mourut, Joseph eut quand même pitié de lui. Ce petit bonhomme s’était retiré avec le trac des grands départs. Mais aussi avec l’excitation qui l’accompagne. Les sœurs lui furent reconnaissantes d’avoir apaisé ses derniers instants. Pour Joseph, Marcel entrait dans l’histoire des sciences comme le jeune garçon qu’avait vacciné Pasteur, mais ça, elles ne pouvaient pas le comprendre.
« Marcel ? » Joseph lui secoua doucement l’épaule comme il le faisait quand il le tirait de la sieste. Il ne voulait pas brusquer son corps fragile. Il guetta un mouvement sur les paupières. Sœur Marie-Pierre les lui avait délicatement cousues après avoir vainement tenté de les garder closes. Une dernière blague de Marcel avant de partir. Joseph essaya d’imaginer où il pouvait être. Il n’était pas inquiet. Qu’aurait-il pu lui arriver, là-bas ?
Mais pourquoi ne lui répondait-il pas ? Il secoua de nouveau l’épaule de Marcel. Elle était dure comme une branche.
« Marcel, où es-tu ? C’est moi, Joseph, j’ai besoin de te parler ce soir. »
Une inquiétude ridicule se referma sur sa poitrine. Il prit une grande respiration. Qu’est-ce qu’il connaissait de ce qui se passait là-haut pour y avoir laissé partir cet enfant ? Il aurait aimé être à sa place, cela aurait été plus juste. Marcel pouvait encore souffrir, par sa faute.
On frappa doucement à la porte, tout au bout de la salle obscure. Il sursauta et replaça rapidement la couverture comme si Marcel ne devait pas être vu.
« Joseph, vous êtes encore ici ? » C’était la voix de sœur Solange. Il approcha jusqu’à ce qu’elle puisse le voir.
« Mademoiselle Bienvenüe est ici. Elle est venue vous chercher. »
Joseph n’eut pas le temps d’être surpris. Le deuxième battant de la porte s’effaça. Et elle se tenait là.
« Lucille ? Que fais-tu ici ?
— Tu oublies que nous sommes jeudi ? Tu fais un piètre cavalier ! » Sa taquinerie se heurta au silence de la morgue. Elle découvrit l’enfilade des draps blancs. Elle aperçut devant elle une bottine qui dépassait. Elle s’arrêta.
Sœur Solange l’avait retenue par le bras. « Pas aujourd’hui, peut-être. Vous pourriez remettre cela à jeudi prochain. Voulez-vous que j’appelle un fiacre pour vous raccompagner chez vous ? »
Joseph arriva en quelques bonds joyeux. « Mais non, mais non ! Je n’ai jamais raté un jeudi ! Rien au monde ne me ferait manquer ma Lucille !
— Bonjour Joseph. Je suis contente de te voir. » Elle avait toujours sa voix de petite fille, un caillou qui ricoche de syllabe en syllabe. La voix du despote qui organisait leurs jeux d’enfants. Joseph lui attrapa les deux mains. Elle portait ses gants de résille. « Je suis prête, chef ! » Elle rit. Joseph pensa que les dames mortes sous leurs linceuls se réjouissaient certainement de la scène.
Il regarda ses yeux, deux croissants de lune avec sous chacun un petit muscle charnu, à force d’avoir trop ri. Il adorait ces deux minuscules bourrelets qui lui donnaient un regard de voyou.
« Tu as l’air bien joyeuse aujourd’hui. Le jour ne s’y prête pas, pourtant.
— Oui, je suis heureuse ! Et tu ne devineras jamais pourquoi.
— Je donne ma langue au chat.
— Parce que papa est chez la présidente ! La présidente, te rends-tu compte ?
— La présidente Desnoyelles ?
— En ce moment même ! »
Il prit l’air admiratif qu’attendent les enfants qui annoncent une bonne note. Juste pour contempler un peu plus longtemps les deux petits muscles charnus.
Le nez de sœur Solange se tordit de façon amusante.
« Joseph, il reste beaucoup d’agitation devant l’entrée. Je ne pense pas qu’ils vous laisseront sortir.
— Les gens crient ton nom ! » compléta Lucille. Elle était si fière. Joseph lui serra un peu plus les mains.
Mais c’était un vrai problème. Il imaginait une soirée passée à consoler des familles effondrées sur le perron de l’hôpital, à essayer d’adoucir les propos des mortes, à inventer les mots qu’une mère amputée d’une enfant pouvait entendre. Le nez de sœur Solange demeurait tordu. La solution ne viendrait pas d’elle.
Lucille eut un petit saut qui fit claquer ses talons. « Et si on se sauvait par notre passage secret ? »
Elle n’attendit pas de réponse. Elle était déjà en route, la main de Joseph agrippée à ses doigts fins. Ils passeraient l’inquiétante remise aux râteaux du jardinier, le terrible chemin aux poubelles et déboucheraient par la mystérieuse petite porte en fer sur le quai aux Fleurs, loin du malheur de la rue de la Cité.
Sœur Solange, déjà loin derrière, sourit une dernière fois avant de retrouver son masque de gorgone. Et la double porte se referma mollement sur le silence qui sied à une morgue.